Le monde municipal est-il «apolitique»?

Isabelle Porter   18 novembre 2011  Villes et régions
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Photo : Jacques Nadeau - Le Devoir

Québec — La politique municipale au Québec a pris un virage «apolitique» inquiétant, avancent des chercheurs dans un livre qui vient de paraître sur les élections de 2009 dans les grandes villes. 

Codirigé par Laurence Bherer et Sandra Breux, toutes deux chercheuses en études urbaines à l'Université de Montréal, l'ouvrage fait état du «dénigrement des partis politiques municipaux par les candidats» et du «refus de faire campagne au profit de stratégies politiques axées sur des personnalités fortes».

Selon ses auteures, cet «apolitisme» a commencé à se manifester à Québec lors de la campagne d'Andrée Boucher de 2005 sans pancarte, ni parti, ni programme. Repris par plusieurs élus en 2009, il se manifesterait aussi dans un refus de débattre et d'axer toute la campagne sur la personnalité des maires.

«L'apolitisme a tendance à s'accentuer dans les discours, explique Sandra Breux au téléphone.

En refusant de constituer de véritables partis politiques, on personnalise le pouvoir. [...] Le nom de partis politiques comme Équipe Labeaume nous indique déjà cela. On met toujours de l'avant le nom du chef plutôt que des enjeux spécifiques.»

L'ouvrage auquel ont participé une quinzaine de chercheurs spécialisés en études urbaines s'intitule Les élections municipales au Québec: enjeux et perspectives et s'attarde aux campagnes menées dans chacune des grandes villes du Québec en 2009. 

À Trois-Rivières, le maire sortant Yves Lévesque a limité au minimum les débats avec son principal adversaire pendant la campagne. À Lévis, la mairesse Danielle Roy-Marinelli a été réélue par acclamation tandis que les conseillers de son parti défendaient un programme qui s'en tenait à des objectifs généraux qui «dépolitisaient» les enjeux, écrit-on. À Québec, le maire sortant dominait tout l'espace et il n'y a pas eu de débats.

Longueuil, Sherbrooke et Montréal sont certes animés par de réels débats, mais à Saguenay et Laval, Jean Tremblay et Gilles Vaillancourt ont été reportés au pouvoir sans même avoir eu à défendre leur bilan. 

Paradoxalement, le nombre de partis est en hausse au Québec. Alors que le nombre d'autorisations pour de nouveaux partis variait de 1 à 13 par année pendant les années 1980-1990, leur nombre est passé de 7 à 26 au tournant des années 2000. Cela pourrait laisser croire que la scène municipale se «politise de plus en plus», notent les chercheurs. Or, c'est le contraire. «Ce que l'on nomme "partis politiques" désigne bien souvent des équipes politiques qui se font et se défont au gré des élections et des dossiers entre les élections», note-t-on, avant d'ajouter que leur «degré d'organisation demeure faible» en comparaison avec les partis des autres ordres de gouvernement.

En entrevue, Breux et Bherer suggèrent que le Québec est en train de se rapprocher de l'idéologie réformiste qui est très répandue dans le monde municipal aux États-Unis.

Les réformistes sont apparus au tournant du XXe siècle aux États-Unis dans un contexte de corruption généralisée, explique Mme Bherer. «Une de leurs propositions, c'était de dépolitiser, de départisaniser la politique municipale. Ils voyaient les municipalités comme des petites entreprises et ça fait partie depuis de l'idéologie municipale.»

Plus récemment, signalent-elles, des chercheurs américains ont parlé de «démocratie furtive» (stealth democracy) après avoir constaté dans une enquête «que les gens sont pour la démocratie, mais ne veulent surtout pas en entendre parler parce qu'ils ne veulent pas voir de conflits», résume Mme Bherer qui s'est beaucoup intéressée dans ses recherches au volet «participatif» de la démocratie locale. «On aime avoir des institutions démocratiques, mais on ne veut pas trop que cette démocratie-là se voit.»

Ce virage à l'américaine est d'autant plus étonnant que les élections municipales à date fixe et la création des grandes villes fusionnées auraient dû avoir un «effet positif sur le taux de participation», «favoriser un plus large débat» et «la mise au programme d'enjeux plus substantiels», note le professeur de l'INRS Jean-Pierre Collin dans la conclusion du livre. 

Mais cet «apolitisme» est-il vraiment nouveau? Après tout, les partis politiques municipaux sont un phénomène relativement récent au Québec. Justement, avance Mme Bherer, le Québec se distinguait du reste de l'Amérique du Nord depuis la reconnaissance légale des partis politiques municipaux au début des années 1980 et la naissance de partis à caractère «très idéologiques» comme le Rassemblement des citoyens de Montréal et le Rassemblement populaire-Renouveau municipal à Québec. Si le taux de participation aux élections municipales est nettement plus élevé ici qu'aux États-Unis (45 % en moyenne contre 25 %), c'est en bonne partie à cause des partis, selon elle.

Beaucoup de recherches restent à faire dans le domaine (le municipal est, selon les deux universitaires, le «parent pauvre» de la science politique et la sociologie). Mais déjà Mme Bherer voit dans l'actuelle vague de réduction du nombre de conseillers municipaux (à Québec, Longueuil, Gatineau) un signe de plus de l'apolitisme municipal. «À partir du moment où on pense que les partis politiques ne sont plus intéressants, où il y a une personnalisation des élus, c'est clair que l'autre pas, c'est de vouloir réduire le nombre d'élus».

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