Demain, l'apocalypse...

Stéphane Baillargeon
Édition du samedi 04 et du dimanche 05 août 2007

Mort des espèces, disparition de l'humanité, fin du monde: les prévisions catastrophistes des savants ne manquent pas. Succomberons-nous à la paranoïa?

L'avenir n'est plus ce qu'il était. L'Apocalypse non plus. Aux grandes peurs nucléaires ou totalitaires (le péril rouge ou jaune) des dernières décennies du XXe siècle se substituent maintenant des inquiétudes quant au sort du monde, de la vie et de l'humanité tout entière.

Les nouveaux Cassandre soufflent de grands nuages de désespoir. En mai dernier, dans une entrevue accordée au magazine Enjeux- Les Échos (n° 235), le biophysicien britannique James Lovelock, père de l'hypothèse Gaia faisant de la Terre un organisme autorégulé, prophétisait rien de moins que la disparition possible et rapide de 80 % de la population mondiale.
«J'évalue à deux milliards d'individus le nombre de ceux qui, d'ici la fin de ce siècle, pourront survivre dans ce nouvel environnement», a dit l'octogénaire (il est né en 1919) en jugeant des nouvelles conditions climatiques. «Faute d'eau et de nourriture, leur nombre devrait ensuite continuer à décroître pour se stabiliser entre un milliard et 500 millions.»

Le monde reviendrait donc bientôt à la population du début du siècle des Lumières parce que, selon le scientifique éclairé Lovelock, notre planète semble sur le point de se débarrasser de l'espèce humaine. Un peu comme une tête soumise à un shampooing thérapeutique peut venir à bout d'une infection de poux. L'humanité disparaîtra, bon débarras (Arthaud), dit le titre d'un récent essai d'Yves Paccalet.

Les milieux scientifiques multiplient les avertissements cauchemardesques depuis quelque temps. Comme si aux grandes peurs fin de siècle avait succédé une culture de la décadence et de la déchéance inéluctables alimentée par la climatologie, l'écologie, l'astronomie, la biologie, les nanotechnologies ou la génétique.

Plus tôt cette année, le Groupe intergouvernemental d'experts sur le climat (GIEC) a prévu une perte de 20 à 30 % de la biodiversité du monde d'ici l'an 2100, soit la plus grande extinction massive du vivant depuis la disparition des dinosaures. Dans Our Final Hour (2003), l'astronome royal sir Martin Rees, titulaire de la chaire d'Isaac Newton à Cambridge, donne à l'humanité une chance sur deux de survivre au siècle actuel en raison des menaces climatiques, écologiques, mais aussi nucléaires et génétiques. Faut-il vraiment citer le film An Inconvenient Truth de l'ex-vice-président américain Al Gore?

Mais que valent les prophéties de malheurs?

Alors qu'était formulée la Gaia Hypothesis à la fin des années 1960, une association internationale de scientifiques, d'humanistes, d'économistes mais aussi d'industriels d'une cinquantaine de pays fondait le Club de Rome. Une première étude intitulée Halte à la croissance (1972), de Donnela et Dennis Meadows, implorait l'abandon rapide du modèle traditionnel au profit d'une stagnation, voire d'une décroissance dans la production. Les auteurs envisageaient sérieusement l'épuisement total des ressources pétrolières en 1992...

Les fausses idées noires

Les bibliothèques universitaires et les revues savantes regorgent de prophéties stériles, infructueuses, inexactes. Le firmament des fausses idées noires s'avère particulièrement encombré. La question de la surpopulation et de la famine obsède les savants depuis le pasteur anglican Thomas Malthus (1766-1834). Plus près de nous, en 1968, dans The Population Bomb, Paul Ehrlich démontrait avec la même certitude scientifique la croissance incontrôlable du nombre d'humains et l'impossibilité de les nourrir en raison des dommages déjà causés à l'environnement. Dans les faits, en 40 ans, l'humanité de plus en plus nombreuse a vu diminuer la malnutrition.

«Comme disait un humoriste, l'anticipation est un art difficile, surtout quand il s'agit de l'avenir», commente en rigolant l'auteur François-Bernard Huyghe. Il s'y connaît d'autant plus qu'il a publié Les Experts ou l'art de se tromper (Plon, 1996), dans lequel il multiplie les exemples de fausses promesses pour l'an 2000, de Jules Verne à Bill Gates. «Dire que les gens se sont trompés en ricanant, c'est facile. On ne serait pas plus malins. Ce qui semble donc plus intéressant, c'est de se questionner sur les prédictions récurrentes et les tendances lourdes des prédictions pendant tout le XXe siècle.»

En effet. L'auteur note par exemple la persistance obstinée de l'utopie communicationnelle. Dès l'invention du cinéma, des analystes prophétisent que les peuples se comprendront mieux à force de se voir et que cette technologie va libérer des vieilles structures d'autorité. Le même optimisme jovialiste accompagne le développement d'Internet. Alvin Toffler, le gourou américain de l'avenir, a même élaboré toute une théorie de l'histoire selon laquelle l'humanité serait passée par trois phases, celle de la matière, puis celle de l'énergie et maintenant celle de l'information.

Seulement, l'implacable réalité a vite fait craquer l'optimisme délirant. «Les capitalistes aussi croient au sens de l'histoire et tentent d'identifier les tendances lourdes, poursuit M. Huyghe, au téléphone. Après la chute du communisme, on croyait que le modèle du marché, de la démocratie représentative et du mode de vie américain allait triompher. Le 11-Septembre a été un réveil extrêmement brutal. On se retrouve globalement dans un univers renversé, pessimiste. Nous, Occidentaux, semblons obsédés collectivement par la catastrophe et la société du risque. Nous sommes plus riches, nous vivons plus vieux et en meilleure santé que nos ancêtres, et en même temps nous sommes obsédés par le risque et le principe de précaution: on demande des preuves aux machines, aux médicaments, aux innovations. On ne parle que du sida, de la vache folle, de la guerre et des attentats. Au fond, l'an 2000 nous a déçus et nous a noirci la perspective.»

Ou serait-ce plutôt le présent? Car comme les théories du complot (voir autre texte en page A 5), le futur planifié, projeté et fantasmé n'est jamais que le miroir de nos obsessions, de nos espoirs comme de nos peurs. «Je suis surtout étonné par la capacité amnésique de nos sociétés, par ailleurs obsédées de futurologie, poursuit-il alors. Nos dirigeants et nos experts se trompent constamment et cela n'a aucune importance. Comme le disait un autre humoriste, les promesses n'engagent que les imbéciles qui y croient... »

Homo catastrophus

Le philosophe Jean-Pierre Dupuy, lui, ne cherche pas à dégriser le discours alarmiste, bien au contraire. Professeur de philosophie sociale et politique à l'École polytechnique de Paris et à l'Université de Stantford en Californie, il a publié plusieurs essais sur les théories du futur et des catastrophes aux titres éloquents: La Panique (2003), Pour un catastrophisme éclairé (2004) Petite métaphysique des tsunamis (2005) et Retour de Tchernobyl (2006).

«Je suis loin d'être isolé dans mes intérêts et ma démarche, explique-t-il en entrevue par courriel. Depuis quelques années, il y a en France une grande attention portée aux écrits de penseurs qui, comme Hannah Arendt, Gûnther Anders, Hans Jonas ou Ivan Illich, anticipaient dès la fin des années 50 que de grands malheurs frapperaient l'humanité si elle continuait dans la même voie. Étant juifs, et, pour les trois premiers d'entre eux, anciens élèves de Heidegger, ils jugeaient que la catastrophe pour eux était derrière: la shoah, à quoi Anders ne craignait pas d'associer Hiroshima. Ce qui est tout à fait remarquable, c'est le regain de faveur que connaissent ces penseurs de la catastrophe aujourd'hui.»

Envisager le pire

Pour le philosophe Dupuy, il s'agit maintenant de penser à la fois l'éventualité de la catastrophe et la responsabilité «peut-être cosmique» qui échoit à l'humanité pour l'éviter. D'où l'importance de constamment envisager le pire et d'y faire face.

«Comment justifier, c'est-à-dire rendre rationnelle, cette attitude "catastrophiste" qui consiste à mettre l'accent sur le scénario du pire? demande-t-il lui-même. Tout simplement en remarquant que ce qui nous empêche d'agir devant une catastrophe, c'est précisément la grande difficulté où nous sommes de croire que le pire va arriver. La catastrophe a ceci de terrible que non seulement on ne croit pas qu'elle va se produire, alors même qu'on a toutes les raisons de savoir qu'elle va se produire, mais une fois produite, elle apparaît comme relevant de l'ordre normal des choses. Sa réalité même la rend banale. Elle n'était pas jugée possible avant qu'elle se réalise; la voici intégrée sans autre forme de procès dans le "mobilier ontologique" du monde, pour parler le jargon des philosophes.»

Dans son maître ouvrage Pour un catastrophisme éclairé, le spécialiste des problèmes du risque rappelle que nous avons franchi un nouveau seuil dans la capacité de nous détruire, non pas par ignorance des dangers mais en ne les envisageant pas franchement comme réels et possibles. Il en appelle donc à une sorte de lucidité aussi tragique que prudente, adaptée aux nouveaux temps apocalyptiques. Cette attitude toute jonassienne consiste à se projeter dans l'après-catastrophe et à voir rétrospectivement en celle-ci un événement tout à la fois nécessaire et improbable.

La menace d'un système

«Ce qui nous menace est un système, dit-il en élargissant finalement le débat. Je fais pleinement mien le constat de Günther Anders: nous sommes entrés sans retour possible dans une ère dont l'horizon est l'autodestruction de l'humanité. Peu importe les instruments de celle-ci: on peut faire confiance à l'ingéniosité et à la folie des hommes pour mener la tragicomédie que fut leur histoire jusqu'à son terme. Les "gestionnaires du risque" et autres économistes de l'assurance s'effarouchent qu'on puisse mêler dans une sorte de grand cocktail catastrophiste la pollution de l'environnement, la dégradation du climat, l'épuisement des ressources fossiles, les risques liés aux technologies avancées, les inégalités croissantes, la tiers-mondisation de la planète, le terrorisme, la guerre, les armes de destruction massive et j'en passe. Chaque problème doit être selon eux isolé, décortiqué, analysé pour lui-même, en pesant les coûts et les avantages. Ils ont les yeux tellement rivés sur leurs microscopes qu'ils ne sentent pas que le plancher s'effondre sous leurs pieds. Il faut dire haut et fort qu'une "rationalité" de spécialistes ou d'experts dont le sérieux se mesure à l'épaisseur de leurs oeillères n'est pas différente de l'absence de pensée ou de la courte vue dont parlait Hannah Arendt à propos d'Eichmann.»

 

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