Libre opinion - Une déplorable erreur!

Le concept de «laïcité ouverte» qui est mis de l'avant par les commissaires Bouchard et Taylor est celui d'une laïcité vidée de son sens
par les portes qu'elle ouvre aux intrusions religieuses de tout type dans le domaine public

Louis Gill, Économiste et professeur retraité de l'UQAM
Le Devoir
Opinion
Édition du jeudi 05 juin 2008

Dès la parution du rapport Bouchard-Taylor, Québec solidaire a donné un appui sans réserve à ses 37 recommandations et salué «la modernité et la sagesse» des commissaires. Ses porte-parole Françoise David et Amir Khadir se sont particulièrement réjouis des recommandations relatives à la «laïcité ouverte», à l'égalité entre les hommes et les femmes, à l'intégration des immigrants et à l'«interculturalisme».

Le concept de «laïcité ouverte» qui est mis de l'avant par les commissaires Bouchard et Taylor est celui d'une laïcité vidée de son sens par les portes qu'elle ouvre aux intrusions religieuses de tout type dans le domaine public. Au nom de cette «laïcité ouverte», ils recommandent en particulier d'autoriser le port de signes religieux par les enseignants, les professionnels de la santé et les fonctionnaires, l'aménagement de lieux de prière dans les établissements publics et l'installation d'érouv privatisant une portion de la propriété municipale publique aux fins des pratiques religieuses de la communauté juive. Ils prônent également «une promotion vigoureuse» du nouveau cours d'éthique et de culture religieuse, qui fait reposer la morale sur les seuls fondements religieux, et la publication annuelle par l'État «laïque» d'un calendrier multiconfessionnel indiquant les dates des diverses fêtes religieuses.

Les porte-parole de Québec solidaire ont donné un appui explicite au port de signes religieux par les employés de l'État, une recommandation du rapport qui est l'objet de fortes réserves, voire de profonds désaccords de la part des organisations syndicales ainsi que d'organismes voués à la défense de la laïcité. Même s'ils n'ont pas appuyé explicitement les autres recommandations qui viennent d'être mentionnées, il est regrettable qu'ils les cautionnent implicitement par leur appui inconditionnel à l'ensemble du rapport.

Se réclamant des témoignages d'un grand nombre de femmes musulmanes qui leur ont affirmé qu'elles portaient le voile islamique volontairement, les commissaires Bouchard et Taylor sont d'avis que le port du voile n'est pas un symbole d'oppression des femmes. Une telle prétention est difficilement soutenable. Le port du voile est une manifestation flagrante d'inégalité entre les hommes et les femmes, même si des femmes affirment y consentir de leur plein gré.

Sur cette question, Françoise David a déclaré en conférence de presse: «Qui suis-je, moi, comme féministe, pour dire à mes soeurs: tu dois ou non porter le voile? Est-ce que je vais aussi interdire à une religieuse de porter une croix?» Ces propos sont plus qu'étonnants. Notre responsabilité collective, dont celle des féministes, tant à l'égard de la défense de l'égalité des sexes que de la nécessaire neutralité des institutions publiques, ne nous commande-t-elle pas plutôt d'exprimer franchement que le voile est une manifestation d'infériorisation des femmes et de particularisme religieux diviseur, et qu'il doit être banni des institutions publiques comme tous les autres signes religieux, dont la croix des religieuses?

Les porte-parole de Québec solidaire reprennent aussi à leur compte la caractérisation, faite par les commissaires, de l'origine de la crise des accommodements raisonnables comme étant le «malaise identitaire» ou l'insécurité collective ressentie par la majorité francophone du Québec, fragilisée par son statut de minorité en Amérique du Nord. Dans les termes des commissaires, il en aurait résulté un mouvement de braquage, qui se serait exprimé par un rejet des pratiques d'harmonisation, une «crispation qui a pris pour cible l'immigrant devenu en quelque sorte un bouc émissaire». Ainsi, loin d'être le pôle de rassemblement de la diversité, la majorité francophone en serait plutôt une entrave. Il s'agit là d'une injuste culpabilisation d'une majorité historique qui, pour reprendre les termes du sociologue Jacques Beauchemin, poursuit légitimement un projet d'affirmation culturelle et politique dont elle aspire à demeurer le coeur tout en ne demandant qu'à s'enrichir de l'apport des autres.

C'est pourquoi on ne peut souscrire non plus à cette version québécoise du multiculturalisme canadien, proposée par les commissaires et appuyée par les porte-parole de Québec solidaire, qu'est l'«interculturalisme», défini comme une simple rencontre de cultures diverses, sans prééminence de la majorité historique, qui se trouverait réduite à une culture parmi d'autres.

Il est enfin regrettable que les porte-parole de Québec solidaire écartent la perspective (à laquelle adhèrent près des deux tiers des Québécois) de doter le Québec d'une constitution, en affirmant que la seule façon de mettre fin au malaise identitaire serait de poser le geste politique de l'indépendance du Québec. Comme cette éventualité ne semble pas pour l'instant être à portée de main, doit-on s'abstenir entre-temps de toute action destinée à définir les conditions du vivre-ensemble? Il serait au contraire fort souhaitable que le Québec se dote d'une constitution définissant ses valeurs fondamentales communes (primauté de la langue française, laïcité des institutions, égalité entre les hommes et les femmes, affirmation du patrimoine historique et culturel, etc.) qui contribuerait à favoriser l'intégration harmonieuse des immigrants.

Il va sans dire qu'une correction d'aiguillage s'impose sur l'ensemble de ces questions, faute de quoi Québec solidaire risque de se condamner pour longtemps à la marginalité.

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