Bouchard-Taylor: les dés étaient pipés

Le Devoir
Opinion
Professeur agrégé au département de sociologie de l'Université d'Ottawa
Édition du jeudi 05 juin 2008

La publication du rapport Bouchard-Taylor a suscité de nombreuses réactions; la plupart d'entre elles, à l'exception de celle la gauche radicale et des minorités ethniques, ont été négatives, sinon extrêmement critiques. On a reproché aux auteurs d'avoir considéré la majorité francophone comme un groupe ethnique parmi d'autres, occultant dans cette foulée sa mémoire, sa culture et son identité.

Ces critiques sont parfaitement légitimes. Mais le plus curieux, à mon sens, c'est que l'indignation qu'a soulevée le rapport s'est, dans bien des cas, mêlée à l'étonnement et à la déception. Pourtant, son contenu était parfaitement prévisible. À quoi fallait-il s'attendre au juste de deux intellectuels qui défendent d'une manière ou d'une autre depuis fort longtemps, dans leurs travaux respectifs, le relativisme culturel et qui font la promotion de la rectitude politique?

On peut donc se demander à quoi servaient toutes ces consultations, tous ces débats, tous ces échanges avec les citoyens puisque les recommandations qui nous sont présentées aujourd'hui étaient connues d'avance, du moins dans les milieux intellectuels: elles se trouvent en effet, pour la plupart, dans les ouvrages de Gérard Bouchard du milieu des années 1990.

Nation québécoise

Jusqu'à cette époque, il faut préciser que M. Bouchard se consacre à des travaux rigoureux, scientifiques, notamment sur la génétique des populations, mais vers 1997 et 1998 il s'engage dans une autre voie, diamétralement opposée. Il couche alors sur papier les plans de la nation québécoise qu'il tire de son imagination. L'histoire devient pour lui une matière que l'on peut refaire et défaire à coup de décrets.

Quelques citations, datant d'une dizaine d'années, vont aider à caractériser cette disposition intellectuelle. Elles vont mettre en relief [...] les conclusions hautement prévisibles du rapport Bouchard-Taylor.

En 1999, Gérard Bouchard confiait à Michel Lacombe dans un ouvrage d'entretiens qu'il fallait «concevoir la société québécoise comme un assemblage de groupes ethniques: les Canadiens français ou Franco-Québécois, les Autochtones, les Anglo-Québécois, toutes les communautés culturelles. Chacun a le droit de préserver son identité, ses traditions, et le reste. Malgré tout cela, je le répète, dans l'esprit des identités plurielles, conjointes, dans l'esprit d'une appartenance commune à la nation québécoise. Et puis, encore une fois, il faut promouvoir les interactions concrètes entre ces groupes, entre ces partenaires de la nation, pour arriver à la longue à créer une cohésion et une identité, une appartenance québécoise. Au fond, c'est l'esprit de l'interculturalisme, dont on parle depuis plusieurs années au Québec». (Dialogue sur les pays neufs, 1999, p. 177.)

Interculturalisme

Interculturalisme: le fameux mot, qui n'est pas aussi nouveau qu'on a pu le croire, est prononcé. Mais cela importe peu au demeurant. Ce qu'il faut relever, c'est que Bouchard a déjà en tête à cette époque les idées maîtresses du mode d'organisation sociale qu'il propose aujourd'hui.

En bon constructiviste, Gérard Bouchard, pour le dire autrement, veut plier la réalité à ses propres souhaits: «C'est une idée [l'interculturalisme] qui a déjà dix ou quinze ans, et à mon avis, c'est la proposition la plus intéressante. Elle m'intéresse à titre d'intellectuel ou de scientifique, et à titre de citoyen aussi. J'entends bien faire tout mon possible pour travailler à la promotion d'une idée comme celle-là, comme modèle d'arrangements des rapports collectifs dans la société québécoise. C'est un idéal très élevé, chargé de valeurs les plus nobles. Cela vaut la peine qu'on s'en occupe; j'ai l'impression qu'on peut faire oeuvre utile là, comme scientifique et comme citoyen.» (Dialogue sur les pays neufs, p. 185.)

Continuité

On ne peut être plus explicite sur les intentions et sur le projet normatif que se propose de poursuivre Bouchard dans les années qui vont suivre. Le rôle de commissaire qu'on lui a récemment confié va lui donner une merveilleuse occasion de les imposer.

Le rapport nous apprend donc plus de choses si on le situe dans la continuité des travaux idéologiques de Gérard Bouchard. De fait, hier comme aujourd'hui, les intentions et les desseins d'acteurs sociaux enracinés dans la durée historique sont occultés. Quant au groupe majoritaire, exactement comme dans le rapport, il est invité à «renoncer à quelque chose». «C'est que désormais la nation, dans une première étape en tout cas, se définirait au-delà des Canadiens français. Il faut faire une place équitable dans l'espace public à d'autres groupes ethniques qui, eux aussi, pourraient y maintenir leur identité, aux côtés de l'identité canadienne-française. Donc, partager la place avec d'autres, inscrire la vieille identité dans un cercle élargi, celui d'une francophonie; relativiser une certaine identité de soi.» (Dialogue sur les pays neufs, p. 186-187.)

Une conclusion s'impose. Il est à se demander pourquoi, plutôt que d'avoir mis sur pied cette dispendieuse commission, on n'a pas songé à simplement ouvrir un livre de Gérard Bouchard. L'essentiel y était.

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