Pourquoi ont-ils tué Benazir Bhutto ?


Le meurtre de Benazir Bhutto est une dramatique illustration, une de plus, du véritable combat qui oppose les musulmans à d’autres musulmans. L’islam est en effet cassé en deux par deux interprétations opposées de ce qu’il signifie : pour les uns que l’on qualifiera d’intégristes, la religion doit contraindre tous les aspects de vie publique et privée de manière à en revenir exactement à ce que fut l’existence au temps du Prophète Mahomet. Pour les autres que l’on appellera ici les musulmans libéraux , l’islam est certes une révélation divine mais qui doit et qui peut accompagner la modernisation des sociétés et la diversité des cultures populaires. La place des femmes en islam se trouve un enjeu central dans ce conflit intra-musulman.

Les intégristes se fondent sur des textes du Coran qui soumettent les femmes à l’ordre masculin ; les libéraux trouvent amplement dans le même Coran, des preuves de l’autonomie des femmes au temps de Mahomet à commencer par sa propre épouse. Celle-ci était une commerçante entreprenante. Tout le problème de l’islam et du Coran est là : le texte est complexe, sujet aisément à des interprétations contradictoires sans que nul ne détienne l’autorité d’imposer une seule version qui serait la seule lecture recevable. Il n’y a pas de pape en islam et chaque musulman est donc libre d’entrer en relation avec Dieu par l’entremise du Coran. Ainsi, le Coran prescrit-il ou non que les femmes soient voilées ? Les intégristes l’exigent, les libéraux le nient. Pourtant les uns sont aussi bons musulmans que les autres.

Ce n’est donc pas dans le Coran que l’on trouvera une réponse définitive et incontournable à cette question –la et à toutes celles que suscitent les statuts des femmes en islam.

Après les attentats du 11 septembre aux Etats-unis, souvenons-nous que bien des Américains se précipitèrent sur le Coran pour tenter de comprendre ce qui leur arrivait ? En vain, évidemment.Mieux vaut regarder les sociétés musulmanes telle qu’elles sont , leurs mœurs et leur histoire : la sociologie de l’islam permet d’expliquer le 11 septembre.De même, la sociologie des musulmans permet de comprendre ce qui est arrivé aux femmes musulmanes.

Pourquoi une femme musulmane est-elle voilée en Arabie saoudite et ne l’est-elle pas au Bangladesh, en Inde ou en Indonésie ?C’est que les femmes arabes ont toujours été voilées , avant l’islam et après , tandis que les femmes du Bengale ou de Java ne l’ont jamais été ni avant ni après l’islamisation.Comment comprendre que les Saoudiennes n’aient pas le droit de vote ni même celui de conduire une automobile, tandis que les deux pays les plus peuplés de l’islam , le Pakistan et le Bangladesh , tous deux ont eu des femmes à la tête de leurs gouvernements , dés les années s1980 ?C’est que l’Arabie est une société patriarcale tandis que la civilisation indienne qui inclut le Pakistan et le Bangladesh , ne l’est pas.On peut en conclure, ce qui mériterait évidemment d’être nuancé, que la femme arabe est minorée avant tout parce qu’elle est arabe : une affaire de civilisation pastorale plus que de religion.

À ce seuil, on s’interrogera sur l’évolution personnelle, très significative de Benazir Bhutto.Il y a vingt ans, totalement occidentalisée, elle n’accorde aucune concession publique à la religiosité musulmane . Mais, préparant son retour au pouvoir, elle portait récemment une sorte de fichu sur la tête et avait allégé son maquillage ; elle avait pris acte de l’évolution du Pakistan.

Le Pakistan est en islam une nation charniére, marquée par l’héritage arabe : des armées arabes y apportèrent l’islam, en Inde plus loin, ce furent de commerçants. Les premiers partis islamistes intégristes furent fondés dans les années 1920 là où sera fondé le Pakistan en 1947 ; Puis , les migrations des travailleurs pakistanais dans les pays arabes producteurs de pétrole , les investissements du monde arabe dans les écoles coraniques, des mosquées , des sites Web , ont propagé au Pakistan la version arabe intégriste de l’islam au détriment de la version indienne t libérale ; Benazir Bhutto se trouvait véritablement sur la ligne de front . Abattre cette femme, pour les intégristes, c’est un message adressé à toutes les femmes des mondes musulmans. Ce crime n’ a pas pour objet la démocratie ou son absence au Pakistan : cela est accessoire ; par-delà le débat sur le régime politique du Pakistan, il s’agit d’une bataille plus considérable, quasi eschatologique et pour les intégristes, dans leur vision du monde , ce meurtre est une victoire contre la tentation du modernisme et la libération des femmes.

L’issue de ce combat pour l’âme de l’islam est des plus incertaines ; car la guerre n’a pas de frontières bien dessinées , elle ne dresse pas des Etats contre des Etats ; c’est chaque Etat qui en réalité, y compris dans le monde arabe, est fragmenté, traversé par l’affrontement islam contre islam.Que peuvent les occidentaux, les non musulmans ?Les interventions extérieures se révèlent souvent contre-productives ; à trop vouloir soutenir les libéraux musulmans , on risque comme en Irak et en Afghanistan de leur faire perdre leur crédibilité.

Le sursaut contre les intégristes ne peut venir que de l’intérieur des mondes musulmans. Jusqu’à présent, les integristes ont réussi à s’organiser en réseaux mondialisés et efficaces ; les libéraux s’en avèrent incapables . On se demandera donc combien de Benazir Bhutto seront encore assassinées avant que les hommes et les femmes en islam résistent ? Le paradoxe dans cette guerre, c’est que les musulmans modérés sont incontestablement majoritaires. Mais comme dans toute période révolutionnaire, ce sont les minorités agissantes et organisées qui écrivent l’Histoire dans le sang.

Guy Sorman